Le fait de cette peinture, si personnelle et si différente, s’explique - si un fait artistique peut s’expliquer - par cette polarité, qui a dominé la vie de l’œuvre de Jan Meyer depuis sa naissance. La constellation de sa naissance y contribua déjà : Jan Meyer est né en 1927 à Assen, chef-lieu de la province de Drenthe aux Pays-Bas, comparable en France à des villes comme Guéret. Il y naquit donc entre deux générations artistiques, et il aura 13 ans quand la guerre commence - et non pas 18 comme les peintres qui feront partie de Cobra, et ces cinq années de moins font toute la différence. En plus, il ne vit pas son adolescence à Amsterdam, où pendant ces années le cœur du pays battait le plus fort, et où la résistance se manifestait de suite, mais dans une province lointaine, non loin de l’endroit où les nazis avaient installé un camp de concentration pour les Hollandais dits «de race juive » afin de les déporter ensuite, d’après leur dessein diabolique, dans des camps d’extermination en Pologne. Voilà les premières impressions d’un jeune homme, qui pendant ces années là, a découvert son penchant pour la peinture.

Pendant ces mêmes années, les dernières de l’Occupation et les premières après la libération, les deux pôles artistiques se sont constitués dans le vie de Jan Meyer par ses deux premiers maîtres : le premier artiste, dont le jeune provincial, presque paysan, ait fait la connaissance, fut le peintre-imprimeur H.N. Werkman, qui travaillait pendant ces années à Groningue, en imprimant des tracts clandestins, et en même temps créant des planches magnifiques illustrant les «Légendes Hassidiques*» et d’autres textes hautement suspects à cette époque. Werkman avait derrière lui toute la tradition de l’expressionnisme néerlandais qui avait trouvé à Groningue - dans le groupe « de ploeg » (la charrue) - son apogée de passion et de ferveur, en des couleurs stridentes et des lignes mouvementées comme des flammes. Le jeune Jan Meyer a gardé le souvenir de son premier maître avec un dévouement tout particulier : il n’avait pas beaucoup de temps pour profiter des préceptes de ce maître si sage et si modeste, puisque les occupants nazis ont fusillé Werkman le jour de leur départ de la ville de Groningue, en avril 1945.

Le deuxième personnage, qui a constitué le cadre dans lequel l’œuvre de Jan Meyer aura à se développer, fut Evert Rinsema, un vieil ami de Theo van Doesburg et fervent adhèrent des doctrines du Stijl, qui habitait Assen et y exerçait le métier de cordonnier : contre l’exubérance de l’expressionnisme, il trouve dans la personnalité pleine de sagesse et de gentillesse de rinsema un pôle opposé, prônant la discipline, l’ascétisme puritain, la domination de soi-même et des éléments du langage pictural. Voilà une vision de la peinture - et du monde - qui avait comme but une synthèse, une « summa » de la peinture et de la réalité, de laquelle tout sentiment subjectif, individuel et arbitraire, serait sévèrement exclu. Voilà donc la situation au début de la carrière artistique de Jan Meyer ; entre ces deux pôles, son talent, ses rêves de jeune peintre, auront à trouver leur chemin - entre ces deux personnages, qui marquent en même temps les deux pôles de la peinture néerlandaise de notre siècle.

Tout de suite après la Libération - Jan Meyer avait alors à peine 18 ans - le choix entre ces deux tendances fut déterminé d’avance: c’était le même que celui qu’une génération de jeunes peintres avait fait dans des circonstances très semblables, il y avait plus d’un siècle - la génération de Delacroix avait opté pour le romantisme, pour le tempérament et la spontanéité ; après avoir rêvé d’un monde plus clair et plus humain, après avoir été déçu par la «restauration» et après avoir été confronté avec la résurrection d’une époque, qu’ils n’avaient pas connue et dont ils ont souffert les mauvaises conséquences, les jeunes de la génération d’après-guerre ont choisi le même chemin : le génie de l’expressionnisme, qui est un sentiment romantique, de révolte, de liberté. Après la libération, Jan Meyer a donc débuté en expressionniste, dans le sillage de Werkman, avec des toiles d’un romantisme très personnel, agité expressif du sentiment dès ces années de l’après-guerre, de la révolte de la jeune génération, et surtout de leurs rêves d’un monde changé, plus clair et plus habitable.

Et pourtant, ce sont les rêves du jeune homme d’après-guerre, qui inspirent encore la peinture de cet homme devenu maître de son art : les rêves d’un monde plus clair et plus pur, obscurcis quelques fois par des angoisses, des nuages, des apparitions démoniaques... Jan Meyer a trouvé une maison à̀ Dieudonné, et sur cette belle terre paisible et douce de l’Oise il continue à̀ travailler le fil de ses rêves et de sa peinture, comme le paysage de la province natale. Jan Meyer, habitant la France depuis maintes années, est tout de même resté très néerlandais : dans son type élancé d’homme du nord, dans son langage parsemé de batavismes, mais surtout dans le fait, que sa langue naturelle, son moyen de communication et d’expression, est toujours la peinture ; cette peinture, qui pendant des siècles traduit les sentiments et les pensées de ce peuple, et par laquelle de nos jours, un peintre néerlandais exprime ses sentiments propres de sa propre manière.

*note de l’éditeur : mot inventé par l’auteur en référence aux légendes Hassidiques de l’hébreux, Chasidus en yiddish. Les légendes Hassidiques racontent l’histoire des dynasties de rabbins de cette branche du judaïsme orthodoxe née au XVIIIème siècle en Europe de l’est.

Jan Meyer est toujours resté fidèle à ses rêves de jeunesse.

Depuis le peintre s’est efforcé de ne pas rester que dans les bornes de la situation donnée, mais d’indiquer, de choisir son propre chemin, sa propre existence. il a cherché le contrepoids de cette tendance expressionniste : il est allé́ en France, pour y étudier l’harmonie, l’équilibre compositionnel de la peinture française - et cette occasion lui fut donnée par une bourse du gouvernement de la république, bourse qui fut prolongée pour une deuxième année - ; il a fait le voyage de l’Italie afin de mieux connaitre l’art classique; il a travaillé à Rome, il y a visité les musées, étudié ce paysage noble et il s’est laissé inspirer par l’attitude de dignité et de sévérité des paysans et du peuple. Mais l’école la plus rapide qu’il a subie, il l’a trouvée aux Pays-Bas même : il y a collaboré avec un groupe d’architectes, à un projet, qui exigeait de subordonner sa peinture aux lois et aux principes de l’architecture : il s’agissait d’un projet pour un grand hall de recréation, destiné à un quartier nord d’Amsterdam.

L’équipe dont Jan Meyer faisait partie a gagné le prix de ce concours, et le projet de peinture de Jan Meyer est resté dans le mémoire de maints visiteurs de l’exposition des maquettes au Stedeljik Museum à Amsterdam, en 1955. Là, il a trouvé son chemin, là, il a réalisé l’équilibre décisif et difficile entre les deux pôles de son origine, entre l’exubérance de la tradition expressionniste et la discipline due à̀ l’héritage du Stijl.

Depuis, Jan Meyer a continué son chemin : au début de ces dix dernières années, il a commencé à travailler sa pâte, il a mis l’accent sur les nuances qui jaillissaient, d’une manière surprenante et inattendue, de la surface du tableau. En 1963, il a trouvé une gamme nouvelle : des couleurs claires et lumineuses, qui - par leur interaction spatiale - produisaient un accord sonore et en même temps turbulent.

Depuis, et surtout pendant la dernière année, Jan Meyer s’est tourné vers des sonorités plus sobres, plus austères : sa peinture est devenue adulte, virile.