Les matières qu’il arrive à composer éveillent tous les appétits. en m’excusant humblement de l’extrême vulgarité de la comparaison, due à mon manque d’éducation, aux années que j’ai passées à la Légion étrangère, dans les bas-fonds de Paris, comme souteneur, et dans les diverses prisons pour viols en plein jour accompagnés d’insultes au chef de l’État, sans oublier dix-sept ans de carrière diplomatique, ayant donc formulé ainsi les excuses d’usage, ma passion de la vérité, déjà remarquée dans la remarque autobiographique précédente, me pousse à̀ dire que l’œuvre picturale de Jan Meyer est d’une nature qui me donne à chaque regard envie de lui mettre (je parle de l’œuvre) la main au derrière. Ce bougre d’homme donne à̀ ce qu’il met sur ses toiles une épaisseur de sensualité qui a ce côté enivrant qui se dégage de l’odeur du pain frais, de l’herbe après la pluie, et de certaines peaux de femmes. Voilà qui est une qualité rare pour un peintre qui, à ma connaissance, ne mêle à ses matières aucun des produits défendus par la morale et la religion.

Le plus étonnant, c’est que dans ses libres ruées sur la toile se perçoit un contrôle rigoureux, un sens des proportions quasi paysan, comme s’il s’agissait d’une nature morte flamande privée de forme et utilisée uniquement comme poulpe écrasée. Je sais bien qu’il y a là du tachisme et de l’action painting et que Jan Meyer a ses pieds, pour l’instant, posés quelque part sur le tremplin dont sont partis aussi bien Soulages que Kline avec cette très grande différence, encore une fois, qu’il parvient à̀ renouer le lien avec la chose la plus organique, première, au sens de lave, pierre, cendre, terre ouverte et splendeur naturelle de la création du monde. J’espère qu’on s’apercevra immédiatement que, dans tout ce que je dis, ce qui m’intéresse, ce n’est pas le tableau lui-même, mais plutôt sa disparition au moment du regard, cette disparition qui vous dispense presque de l’art et vous libère des artifices pour ajouter quelque chose non point à la peinture, mais au monde. C’est une contribution morphologique. On aimerait trouver cela dans son jardin, dans la terre, dans les grottes sous-marines et toucher du bout du doigt ces étranges configurations géologiques - « on dirait un tableau, tu ne trouves pas » et ce n’est tout de même pas si fréquent qu’une œuvre artistique ajoute quelque chose de nouveau à la géologie.

Je vais m’arrêter maintenant un instant de parler de Jan Meyer, car à trop exalter le plaisir qu’on éprouve à regarder une peinture, on finit par rompre le lien entre l’un et l’autre, je veux dire par là qu’on finit par peindre davantage son exaltation qu’à parler de l’œuvre. On devient alors ce que j’appelle un ventriloque. Les ventriloques sont en effet un des phénomènes picaresques les plus réjouissants de notre péripétie historique. Je ne parle pas ici de critique, mais de ces véritables numéros d’illusionniste au cours duquel l’interprétation de l’œuvre d’art se substitue à l’œuvre elle-même. On assiste même souvent aux séances au cours desquelles le peintre « dit » lui-même son non-tableau, la parole seule pouvant faire comprendre ou faire sentir ce qu’il a voulu communiquer. Le commentateur prolifère alors sur une inexistence qu’il s’efforce de faire exister. Cette situation se traduit par la création dans la peinture, la sculpture et la littérature, d’objets « blancs », d’apparence mystérieuse et fermée, qui permet à̀ l’interprétateur de les ouvrir, c’est-à- dire, en réalité, de les créer. On ne demande plus alors à l’artiste que de fournir une métamécanique dont toutes les articulations perceptibles peuvent être réarrangées à volonté par son véritable créateur, qui n’est plus ce dernier, mais l’exégète. La pseudo-œuvre se met ainsi à̀ nous parler d’une voix de ventriloque. Elle est faite de ce qu’elle reçoit de tous, sauf de son auteur. Sa voix vient entièrement de l’extérieur. Plus la voix du ventriloque est puissante et autoritaire et plus l’œuvre devient « importante ». Le talent de l’exégète devient déterminant. Plus l’œuvre sera fermée et plus on inventera ce qu’elle « cache », plus elle sera blanche, et plus on écrira sur elle, au sens propre du mot, plus on écrira sur le tableau.

Le règne des ventriloques dans la peinture et dans la littérature - mais peut-on encore distinguer la peinture de la littérature, alors que le tableau tend de plus en plus à être dit par le peintre lui-même ou écrit par son interprétateur ? Des féodalités se créent, le peintre devenant l’homme-tige de son ventriloque qui lui offre sens et protection.

Je ne voudrais pas jouer ce tour à Jan Meyer. Sa peinture n’a nul besoin d’être menti. Elle vous arrive dessus à grandes coulées de lave chaude - et quand je dis lave, je suis poli - et on pourra regretter que ce galop pictural tende à se suffire parfois à̀ lui-même et qu’il ne vous mène pas toujours au-delà de son toboggan sensuel. Je devine que, tôt ou tard, d’immenses nus entièrement perceptibles vont surgir dans son œuvre, laquelle donne parfois l’impression d’en être encore à cette époque biologique où les hommes attendaient de naitre. Je le regretterai presque, car j’éprouve plus de joie à me vautrer visuellement dans cette matière première riche d’innombrables possibilités et dont ma peau elle-même se gave, que de la voir un jour l’organiser entièrement, ce qui, à Dieu ne plaise, risque de nous donner encore une organisation...

Il est d’ailleurs parfaitement vrai que, dans l’art moderne, mis à part les numéros de ventriloques. Le regard collabore de plus en plus à la création de l’œuvre, laquelle tend à devenir un véritable test de Rorschach. L’artiste nous fournit des éléments provocateurs d’une participation du spectateur à la création. La vieille « communion dans la beauté » s’établissait à partir des références extérieures complètement achevées par le peintre ou le sculpteur. Cet état de grâce partait d’une identité spirituelle commune et la renforçait. Le grand art religieux était en ce sens la seule entreprise artistique véritablement conformiste. La majorité des œuvres des quarante dernières années, à de grandes exceptions près, cherchent à procurer au spectateur un sentiment de découverte, alors que tout le grand art classique cherchait au contraire à nous donner une confirmation. Aujourd’hui, l’imprécision extrême de nos contours psychologiques, métaphysiques et sociaux ne nous permet plus de nous reconnaitre dans des œuvres finies, avec ce que cela suppose de certitude.

Il est évident que dans ce contexte toute notion de « perfection » devient impensable.

Ce n’est donc pas sans ironie que j’admire dans la peinture de Mejer cette façon qu’il a de se réfugier dans la volupté, l’équivalent aujourd’hui du sentiment religieux. Sa pâte veut être touchée, il faut la toucher, pour se sentir rassuré. La sensualité sous toutes ses formes est aujourd’hui notre grande certitude... Mais ce qu’il y a d’émouvant, aussi, et je le dis sans la moindre nuance « paternaliste », c’est que l’on perçoit immédiatement dans ces giclées, dans ces écrasements, dans ces coulées puissantes, une volonté de contrôle, d’équilibre et pour tout dire, de réalisme, dans laquelle se devine chez le peintre la nostalgie du « solide » et du « construit », au sens des réalistes flamands. Les abstractions géométriques de Mondrian avaient résolu ce dilemme entre un goût traditionnel de la rigueur classique et le refus de la tradition. Les éruptions de Jan Meyer ont une géométrie précise et nous sommes là, tout en demeurant ailleurs, dans une morphologie autre, aux frontières extrêmement rapprochées de la nature, au sens le plus figuratif du mot : nous nous trouvons, très exactement, devant une extrapolation de l’art hollandais classique. Sans qu’il y ait aucune comparaison possible entre les deux créateurs, Nicolas de Staël lui-même, au moment de sa mort, errait aux abords de cette frontière.

Mais à quoi bon s’appliquer à analyser son plaisir ? Le « jouir » est là, et voilà qui est pour moi d’une importance capitale, à une époque où toute allusion au rôle de la jouissance dans la culture est soigneusement évitée par le puritanisme de tout poil et, d’ailleurs, l’acoustique même, si je puis dire, des mots comme jouir, volupté, plaisir, délectation, résonne d’un écho douteux, légèrement cynique, et pour tout dire, « décadent ».

Enfin, je faillirais à ma vocation de romancier si je ne disais pas ici un mot de Jan Meyer lui-même. Il est très grand, ce qui fait paraitre sa tête plus petite qu’elle ne l’est vraiment et ses pieds beaucoup plus grands. Physiquement, c’est le prototype du paysan hollandais tels que je les voyais jadis dans mon livre d’enfant Les patins d’argent. Il lui manque seulement le bonnet, la longue pipe et les sabots. Son visage, orné d’une petite moustache blonde, a perpétuellement cet air malin, renseigné et finaud des gens « à qui on ne la fait pas », mais qui sont en réalité extraordinairement vulnérables et faciles à « posséder ». Sous cet air malin se cache l’enfant de huit ans qui est en lui et qui fait de lui un créateur. De tous les hommes que j’aie rencontrés, c’est certainement celui qui est le plus porté aux mythes - je dis bien aux mythes et non à la mythomanie - car il y a en lui un besoin de merveilleux, du coup de baguette magique, d’une telle intensité que c’est avec une authenticité profonde qu’il casse les reins à la réalité chaque fois qu’il parle. Il est difficile d’imaginer un air aussi sceptique, finaud et « renseigné » cachant une plus grande naïveté et une plus grande fraicheur d’âme. Il n’est pourtant pas possible d’employer à son sujet le mot « primitif », car il est très porté à l’intelligence et lorsque, chez un homme, l’intelligence et la naïveté se heurtent continuellement l’une à l’autre, les conditions de création artistique aussi parfaites que douloureuses sont réalisées.

J’ignore quels sont les renseignements biographiques que Jan Meyer donne sur lui-même. Après une enquête minutieuse, j’ai découvert que son père est un planteur d’asperges en Hollande. À dix-sept ans, Jan Meyer s’était fait arrêter par les allemands parce qu’il faisait passer de la nourriture aux juifs du camp de concentration près de son village. Il fut mis dans le camp de concentration avec les juifs et y contracta la tuberculose. Depuis ce temps, Jan Meyer vous dira qu’il est juif lui-même : c’est faux. Mais il y tient. S’il lit cette préface avant sa publication, il va essayer d’obtenir de moi que je supprime les quelques lignes où je dis qu’il n’est pas juif. Je n’ai pas la moindre idée pourquoi il tient absolument à̀ être juif. Mais je vous affirme qu’il ne l’est pas. Il peut gueuler autant qu’il veut : il ne l’est pas, un point c’est tout. On peut tout de même être un être assez extraordinaire et très compliqué sans être aussi juif.

C’est une nature. »

— Romain Gary