Dès ses débuts, il connaît ses étapes et c’est sans doute la raison principale de sa solitude créatrice. Il passe à la lisière des mouvements artistiques de son temps – le décalage de la guerre, l’occupation, la captivité y ont contribué – et loin de rechercher à s’accrocher à la voiture de queue il prend un autre train sur une autre voie. Les descripteurs de l’art, parfois nommés historiens, soulignent les cas de cette espèce : Whistler face au réalisme, Odilon Redon entre l’impressionnisme et le symbolisme, scipione devant le conformisme. La formation de Jan Meyer n’est pas celle d’un autodidacte car il travaille un temps avec le peintre graveur et typographe Hendrik Nicolaas Werkman dont l’œuvre oscille entre l’expression et l’abstraction, la liberté de création prenant finalement le pas sur théorie et les principes. Cette liberté de pensée et d’action sera sévèrement contrée sous l’occupation. Werkman est fusillé par les allemands à quelques jours de la Libération des Pays-Bas en avril 1945. Jan Meyer a dix-huit ans.

Pendant longtemps, il sera le plus jeune dans les expositions de groupe et sa première exposition individuelle à l’âge de 21 ans, à la galerie van Lier d’Amsterdam dénote que sa jeunesse est placée sous le signe de la contestation, et, fait plus significatif, de la déroute des normes conventionnelles, sous la bannière de la solitude. En revoyant dans son atelier des œuvres de ses débuts, mon esprit s’égara dans le souvenir de l’Homme approximatif de Tristan Tzara. Si Jan avait vu le jour vingt-cinq ans plus tôt il aurait été attiré par les états d’âme de Dada, cet art « sans pantoufles ni parallèles » ; dix ans plus tôt on l’aurait rencontré sur la route des abstraits calligraphiques issus de néoplasticisme et de la géométrie rythmique ; cinq ans plus tôt et il aurait milité dans les rangs de Cobra en pourfendeur des tendances constructivistes.

C’est en précisant les confins auxquels le jeune Jan se heurte qu’il est possible de rêver devant l’authenticité de sa vision. Le terrain étroit de la création sur lequel il manœuvre se découvre soudain parce que les limites que Jan Meyer s’impose deviennent intelligibles : l’expressionnisme de ses débuts est en somme plus hermétique que ses œuvres plus tardives faites au couteau à palette dans un rythme éperdu où la tension humaine se perçoit comme si la pâte seule était l’élément anecdotique, et la couleur ou l’absence de couleurs intentées, la facture non de l’œuvre mais de l’artiste qui dévoile ses motivations et ses pensées. Un tableau intitulé « silence » ou « souffle » n’est pas un enchevêtrement de formes plus ou moins bien organisées, mais des « respirations » de la couleur Même dans la profusion de ses pâtes épaisses Jan Meyer garde le contrôle des larges mouvements qu’il imprime à la matière et l’équilibre reste déterminant. Cette vigueur contrôlée nous donne le spectacle superbe de la fierté, de l’orgueil des pâtes délivrées. La pression nerveuse est passée de l’artiste à la toile comme si elle avait changé de camp. Jan, délivré mais anéanti vient de mettre au monde la toile exacte qu’il avait en lui. Le regretté Hans Jaffé, professeur à l’université d’Amsterdam, ancien conservateur du Stedelijk Museum avait employé à propos de cette faculté de décrispation codée une expression déterminante « la peinture de Jan Meyer, va-t-il écrit dans une préface de catalogue, est un art prémédité ».

J’ai été témoin de ces élans explosifs et dévastateurs du peintre et pourtant, alors qu’il semblait improviser des bouleversements cycliques à larges ponctions de pâtes blanches et noires, sa main brutale et véhémente menait la lamelle d’acier qui lui sert de pinceau vers un dénouement pré́-programmé. Jan Meyer a gravé de même les planches qui ont illustré les trente poèmes de mes Oasis spontanées, d’après les peintures qu’il a réalisées sur ce thème, de même que dans douze grandes gravures en couleurs au carborundum il a suggéré, comme les stations d’une passion, « Le dernier souffle de Socrate ».

Pour cet album, où la sève de la création remplaçait le poison de la destruction, j’écrivis une préface. Pour Jan Meyer l’offrande est la joie de l’écorché vif. L’itinéraire le plus court entre la solitude et l’amitié. Chacun de ses tableaux est un don à une seule âme car l’artiste doit de dépouiller son être à petites doses de toutes les âmes qu’il porte en lui.

C’est à̀ mon sens le secret le moins bien gardé de l’art de Jan Meyer : il est présent dans toutes ses créations plastiques « Voici le miroir / notre vieil ami / notre vieil ennemi » disait Charles Plisnier. Peintre de ce temps, Mejer est cependant peu sensible à la scénographie conceptuelle faite de réseaux affectifs et lyriques, sans doute inconsciemment, de couleurs fortement nuancées. Par contre, la nudité de ses toiles, comme les terres de l’Oise où il vit, au roulis semblable à celles de son enfance dans la Drenthe est investie d’une force rayonnante, par un chromatisme aussi bien rigoureux que voluptueux.

Chez lui aucune sobriété, sa palette est une table d’une vibrante plasticité ; encore que cette fabuleuse somptuosité se traduise sur les toiles en un langage simple et direct. Le mouvement et la sensibilité esthétiques de Jan Meyer réclament et obtiennent la complicité des amateurs d’art d’aujourd’hui.